« Les hommes modernes s’ennuient parce qu’ils n’éprouvent rien. Et ils n’éprouvent rien parce que l’émerveillement les a quittés. Et quand l’émerveillement quitte un homme, cet homme est mort. Il n’est plus alors qu’un insecte. »

D.H. Lawrence

Ma première rencontre avec un animal sauvage, autre qu’humain, se déroula dans le lotissement drômois où j’habitai. J’avais trois ans, quatre tout au plus. C’était un serpent, une vipère disaient ‘les autres’, qu’ils annonçaient dangereuse, et qu’il fallait éliminer. J’arrivai en pleine action, attirée par l’excitation que ces trois quatre gamins du quartier généraient. La bête s’était retirée dans un bocal en verre vide, posé au bord d’un terrain en friche. Les enfants, des garçons, jetaient sur le bocal des pierres, petites certes vu leur âge. Je me sentais confuse, curieuse de voir la bête, et en même temps prise par les cris et la rage des enfants qui se voyaient protecteurs et vengeurs. J’ai cru à leurs dires, à la dangerosité de l’animal, et alors que tous rataient le bocal, la peur au ventre et le cœur serré, je pris un caillou et le jetai, sans conviction, en plein dans le mille ! Je m’approchai avec les autres, vers le bocal fracassé. Le petit serpent, 40 cm tout au plus, foncé et strié ne bougeait pas. Une montée d’angoisse me submergea, et je courais à la maison, sans savoir si la bête se mourait, était morte ou allait vivre. Je m’en voulais tellement que ce soit ma pierre, la seule que j’eus lancée, qui eut brisé ce bocal. J’avais honte, et j’ai repensé régulièrement à cet incident. Je me suis laissée entrainer par ‘les autres’, par la violence aveugle et la peur ignorante. Et encore aujourd’hui je déteste cela. Ma première rencontre avec le serpent fut une leçon, une initiation de ma psychè encore jeune.

Je trouvai cette poésie de David Herbert Lawrence, écrivain hérétique, voyageur mystique du début du siècle dernier, en complétion du cycle de Parnashavari-Vudasi, la Dakini du Ciel de Diamant en relation avec la constellation du Serpentaire, Ophiuchus. Comme cela arrive lorsqu’on surfe les vagues fréquentielles de la Grande Mère, je me trouvai tout ce cycle lunaire dans une fugue révélatrice, dans ce cas concernant les mystères du serpent, ayant composé le logo de GéoBioTantra, et son article associé, et m’étant retirée dans un trou de l’autre monde en ce solstice d’hiver, lovée dans les anneaux du Serpent planétaire à la base du monde. Je me suis reconnue dans ce poème, et je l’ai donc traduit, comme une expiation, afin d’honorer ce serpent que je rencontrai petite enfant. Le merveilleux en cela sont les larmes que je viens de verser tout en écrivant, certainement une libération, parce que depuis ce temps, je m’en suis voulue et que cette repentance porte peut-être ses effets. Je pense que c’est une histoire de pouvoir, aussi bénigne et ordinaire qu’elle puisse paraître, mais la portée et les enseignements de cette histoire personnelle peuvent atteindre l’universel, tout du moins votre souvenir, ou votre cœur. Ne parle-t-on pas de cerveau reptilien pour désigner le siège de notre instinct primaire, et notre inconscient ? Karl Jung en fait même le symbole de la psyché humaine.

« Chez la plupart des gens, le coté ténébreux, négatif de la personnalité reste inconscient. Le Héros, au contraire, doit se rendre compte que l’ombre existe et qu’il peut en tirer de la force. Il lui faut s’accorder avec ses puissances destructrices s’il veut devenir assez redoutable pour “vaincre le Dragon”. En d’autres termes, le moi ne peut triompher qu’autant qu’il a d’abord maîtrisé et assimilé l’ombre. C’est l’acceptation par Faust du défi de Méphistophélès, le défi de la vie, le défi de l’inconscient… »

K.-G. Jung, L’homme et ses Symboles

  1. D. H. Lawrence fut un excellent analyste des passions humaines, et des ressorts psychologiques qui les animent. Voici son poème ‘Serpent’, tiré de son œuvre ‘Serpent à plume’, traduit par mes soins, pour faire honneur au Serpent.

ST, en completion de Vudasi 2019, Alpes du Sud

Serpent

Un serpent vint à mon bassin d’eau

En une chaude, torride journée, et moi en pyjamas en raison de la chaleur,

Pour y boire.

Dans l’ombre profonde et d’étrange senteur du grand caroubier sombre

Je descendis les marches avec mon pichet

Et du attendre, du rester et attendre, car il était là au bassin avant moi.

Il descendit d’une fissure dans le mur de terre dans la pénombre

Et traina vers le bas sa douce flaccidité brun-jaune, au-dessus du bord

du bac de pierre

Et posa sa gorge sur le fond en pierre,

Et où l’eau a gouté du robinet, dans une petite clarté,

Il but avec sa gueule droite,

But délicatement à travers ses gencives droites, dans son grand corps relâché,

Silencieusement.

Quelqu’un était avant moi à mon bassin d’eau,

Et moi, comme un second venu, attendant.

Il leva la tête de son breuvage, comme fait le bœuf,

Et me regarda vaguement, comme fait le bœuf en train de boire,

Et agita sa langue fourchée au travers de ses lèvres, et songea un moment,

Et se pencha et but un peu plus,

Etant brun terreux, doré terreux provenant des entrailles brûlantes de la terre

En ce jour de juillet sicilien, avec l’Etna fumant.

La voix de mon éducation me dit

Il doit être tué,

Car en Sicile le noir, les serpents noirs sont innocents, les dorés sont venimeux.

Et des voix en moi déclarèrent, Si tu étais un homme

Tu prendrais un bâton et le briserais maintenant, et l’achèverais.

Mais je dois avouer comment je l’appréciais,

Comment étais-je ravi qu’il fut venu comme un invité discret, pour boire à mon bassin d’eau

Et partir tranquille, pacifié, et sans merci,

Dans les entrailles brûlantes de cette terre ?

Était-ce la lâcheté, que je n’osai point le tuer ? Était-ce de la perversité parce que j’aspirai à parler avec lui ? Était-ce de l’humilité, de se sentir ainsi honoré ?

Je me sentais tellement honoré.

Et pourtant ces voix :

Si tu n’avais pas peur, tu le tuerais !

Et vraiment j’avais peur, j’avais très peur, Mais même ainsi, honoré plus encore

Qu’il eût cherché mon hospitalité

A l’extérieur de la porte sombre de la terre secrète.

Il but assez

Et leva sa tête, rêveusement, comme celui qui est enivré,

Et agita sa langue comme une nuit fourchée dans l’air, si noire,

Paraissant se lécher les lèvres,

Et regarda alentour tel un dieu, non-voyant, dans l’air,

Et doucement tourna sa tête,

Et doucement, très doucement, comme trois fois rêvant,

Entreprit de tirer sa lente longueur s’incurvant en série

Et de grimper à nouveau la rive abîmée de ma façade murale.

Et alors qu’il entrait sa tête dans ce sinistre trou,

Et comme il s’ajustait lentement, accommodant ses épaules en serpentant, et entrait plus avant,

Une sorte d’horreur, une sorte de protestation contre son retrait dans cet épouvantable trou noir,

Allant délibérément dans les ténèbres, et se tirant lui-même à la suite,

Me submergea maintenant que son dos était tourné.

Je regardai autour, je posai mon pichet,

Je ramassai une bûche grossière

Et la lança au trou d’eau avec fracas.

Je pense qu’elle ne l’atteint pas,

Mais soudain cette partie de lui qui restait derrière se convulsa dans une hâte indignée.

Tordu comme l’éclair, et s’en fut

Dans le trou noir, les lèvres terrestres de la fissure dans le front de mur,

Que je fixai avec fascination, dans l’intensité immobile de midi.

Et immédiatement je le regrettai.

Je pensai combien misérable, combien vulgaire, quel acte mesquin !

Je me méprisai moi-même ainsi que les voix de ma maudite éducation humaine.

Et je pensai à la bête noire

Et je souhaitai qu’il revienne, mon serpent.

Car il me paraissait à nouveau comme un roi,

Comme un roi en exil, privé de sa couronne dans le monde souterrain,

A présent près de la retrouver.

Et ainsi, je manquai ma chance avec un des seigneurs

De la vie.

Et j’ai quelque chose à expier :

Une petitesse.

Taormina, 1923 D-H LAWRENCE (1885-1930)